« On ne naît pas pervers, on le reste », a dit Freud en se basant sur l’idée de la perversion polymorphe (la perversion narcissique est une perversion relationnelle). Dans leur grande majorité, les professionnels s’accordent sur le caractère incurable de la perversion narcissique puisque ce n’est pas une maladie mais une structure de personnalité.

Mais, le besoin de comprendre pousse à s’intéresser aux origines de cette structure, non pour tenter de changer ce qui ne peut l’être, mais pour mieux l’appréhender.

Les origines de la perversion narcissique : un sujet complexe

Quelles sont les causes du développement d’une personnalité aussi toxique que la perversion narcissique chez un individu ?

Ou comment arrive-t-on à se structurer de façon totalement égocentrique, en éliminant toute empathie humaine ?

Ce sont les scénarios qui se sont joués dans la petite enfance qui suscitent, à ce sujet, tout l’intérêt des spécialistes. La première explication souvent développée est celle d’une carapace d’insensibilité.

Elle aurait isolé le jeune enfant de l’hostilité de son entourage familial dont il aurait été victime. On suppose généralement que cet entourage était dénué de la moindre attention pour l’enfant. Il ne présentait aucun caractère protecteur, soutenant et compréhensif.

C’est donc pour se protéger que l’enfant aurait appris à éliminer de sa vie ses affects, pour survivre en se repliant sur la satisfaction de ses seuls besoins.

À l’âge adulte, il continuerait de perpétrer ce comportement instinctif et ne serait touché ni par les autres, ni par les conséquences de ses actes.

Le premier psychanalyste à avoir théorisé le concept de pervers narcissique est Paul-Claude Racamier.

Les origines de la perversion narcissique selon Paul-Claude Racamier

Paul-Claude Racamier, psychiatre et psychanalyste français, est l’un des premiers à avoir théorisé la perversion narcissique sous l’angle psychanalytique. Selon lui, ce mode de fonctionnement ne relève pas d’un simple trouble du narcissisme, mais d’une dynamique profondément enracinée dans l’histoire psychique du sujet. La perversion narcissique se construit dès les premières interactions avec l’environnement familial et trouve ses racines dans des mécanismes de défense précoces et pathologiques.

  1. Une construction précoce du moi fragile et défensif

Racamier postule que la perversion narcissique émerge lorsque l’enfant, au cours de son développement, ne parvient pas à construire un narcissisme stable et sain. Cela peut être dû à une faille dans les interactions précoces avec les figures parentales, notamment lorsque celles-ci n’apportent pas à l’enfant une reconnaissance suffisante de son individualité. En réponse à ce manque, l’enfant développe un “faux-self” et met en place des stratégies défensives pour éviter toute remise en question de son existence psychique.

L’environnement familial joue ici un rôle déterminant. Une mère envahissante, surprotectrice ou fusionnelle peut empêcher la différenciation entre elle et l’enfant, l’empêchant ainsi d’acquérir une perception saine de son altérité. À l’inverse, un parent distant, critique ou maltraitant peut créer chez l’enfant un sentiment d’insécurité et un besoin exacerbé de validation externe. Dans les deux cas, le développement du narcissisme est compromis et l’enfant se replie sur des mécanismes défensifs pathologiques.

  1. La perversion narcissique comme défense contre l’effondrement psychique

Racamier décrit la perversion narcissique comme un “narcissisme de survie”. Face à l’angoisse d’un effondrement psychique, le sujet met en place des stratégies manipulatoires et destructrices pour préserver une illusion de toute-puissance et éviter toute confrontation avec ses failles internes. Il ne peut supporter l’idée de dépendre émotionnellement d’autrui et préfère exercer un contrôle total sur son environnement relationnel.

La perversion narcissique n’est donc pas un simple choix ou une stratégie consciente : elle constitue une défense archaïque mise en place pour éviter la souffrance liée à un narcissisme fragile et blessé. Le pervers narcissique ne peut tolérer ni la remise en question, ni la vulnérabilité, car elles menaceraient l’édifice psychique qu’il s’est construit pour survivre.

  1. L’inversion accusatoire et la projection destructrice

Un des concepts majeurs développés par Racamier est celui de l’inversion accusatoire. Plutôt que de reconnaître ses propres failles, le pervers narcissique projette systématiquement sur l’autre ce qu’il ne peut admettre de lui-même. Ce mécanisme lui permet d’échapper à la culpabilité et de maintenir une image de soi idéalisée. Il retourne la situation en accusant sa victime d’être responsable de ce qu’il lui inflige, instaurant ainsi un processus d’emprise et de confusion mentale.

Cette projection agressive est une manière d’évacuer sa propre détresse psychique en l’infligeant aux autres. En détruisant l’autre, il cherche inconsciemment à préserver son équilibre interne, refusant toute introspection et tout changement.

  1. Une structure rigide et irréversible

Selon Racamier, la perversion narcissique ne relève pas d’un trouble évolutif ou guérissable par une prise de conscience. Il ne s’agit ni d’une pathologie ponctuelle ni d’un trouble de l’humeur, mais d’une structure psychique profondément ancrée, résultant d’une construction défaillante du moi. Le pervers narcissique n’éprouve ni culpabilité ni réel désir de changement, car sa survie psychique repose sur le maintien de ses mécanismes défensifs.

Contrairement aux individus souffrant d’un trouble narcissique classique, qui peuvent ressentir une souffrance et demander de l’aide, le pervers narcissique nie sa propre problématique et la fait porter aux autres. C’est pourquoi toute tentative de thérapie est généralement vaine : il ne cherche pas à se remettre en question, mais plutôt à manipuler et instrumentaliser l’espace thérapeutique.

Une stratégie de survie au prix de l’autre

Les travaux de Racamier ont permis de mieux comprendre la perversion narcissique sous un prisme psychanalytique. Il ne s’agit pas d’un simple trait de personnalité, mais d’une organisation psychique rigide et pathologique, mise en place dès l’enfance pour éviter un effondrement narcissique. Ce mode de fonctionnement repose sur la manipulation, la projection et la domination, empêchant toute remise en question et condamnant les victimes à un cycle d’abus psychologique.

Comprendre cette dynamique permet d’adopter une posture protectrice face à ces individus, en reconnaissant les signes avant-coureurs et en prenant conscience de l’impossibilité de toute relation saine avec un pervers narcissique. Seule la mise à distance et la rupture de l’emprise permettent de se libérer et de préserver son intégrité psychique.