Société narcissique : L’âge d’or des manipulateurs pervers ?
Vivons-nous à l’ère de la glorification des PN ? Notre société narcissique crée-t-elle les prédateurs sentimentaux de demain ? L’apparence physique, la réussite personnelle, la domination n’ont jamais été plus mises en avant qu’aujourd’hui en tant qu’idéal à atteindre. La manipulation émotionnelle est présentée comme un savoir-faire à acquérir, à entretenir et à transmettre. La reconnaissance publique semble être le principal gage de qualité ou de compétence. Les trucs et astuces de coachs pour rendre les potentiels partenaires sexuels “accro” remportent un engouement phénoménal. Pourquoi notre société semble-t-elle encourager les comportements narcissiques, voire toxiques ? Comment ne pas se perdre dans ce panurgisme malsain qui incite à entrer dans les jeux de pouvoir sur autrui ? Voici nos réflexions.
Sommaire
Réseaux sociaux : les temples modernes du narcissisme
Parmi les indicateurs les plus flagrants de notre société narcissique, les réseaux sociaux sont sans doute les plus parlants. La recherche constante de “likes”, le besoin de faire croître sa communauté de “followers”, les marques publiques d’affection virtuelle par échanges de commentaires et d’émoticônes pleines d’éloges et d’encouragements agissent comme de véritables amplificateurs d’un narcissisme fragile, voire pathologique.
Une validation sociale illusoire d’anonymes pour un profil virtuel
La validation sociale quasi immédiate que fournissent les plateformes communautaires en ligne telles que TikTok, Instagram, Snapchat et autres Facebook, semble contribuer à la construction de personnalités narcissiques. Pour reprendre le propos du sociologue Christopher Lasch, qui dénonçait dès 1979 la culture du narcissisme dans son livre éponyme, nous sommes plus que jamais dans une systématisation de la “théâtralisation de la vie quotidienne”, dans laquelle un “moi-acteur […] s’examine sans cesse”. Si tous ces faux selfs, c’est-à-dire ces “profils” fabriqués de toutes pièces qui pullulent sur les écrans se regardent le nombril en permanence, c’est parce qu’ils sont obsédés par l’image qu’ils projettent au monde extérieur, sachant que le monde extérieur est, en l’occurrence, une marée de followers anonymes qui arborent eux-mêmes une identité virtuelle !
Quand se connecter mène au champ de bataille de l’Ego
N’oublions pas que dans l’univers surfait de la grande Toile, là où l’apparence compte plus que la substance, là où l’autopromotion et la superficialité sont de rigueur, les critiques vont également bon train. Ainsi, les “haters” peuvent s’en donner à cœur joie, et écorner considérablement la santé mentale de leurs cibles. Dès lors, quoi de mieux pour lutter contre les détracteurs, qu’une armada de fidèles qui prennent votre défense à votre place ? Et voici comment les soldats de l’Ego en viennent à s’affronter violemment sur la base de relations qui, la plupart du temps, n’existent même pas dans le monde réel. La boucle est bouclée : les comportements narcissiques sur les réseaux sociaux sont donc non seulement acceptés, mais surtout encouragés et récompensés. Pire, c’est dans ce contexte conflictuel qu’ils remportent le plus de succès. Selon la formule consacrée : ce sont les “clash” qui font le “buzz”. Les internautes trouvant un exutoire à leurs pulsions les plus primitives dans le creux de leur main, sur leur smartphone, prennent goût à les entretenir, plutôt qu’à chercher à les gérer. En d’autres termes, ils n’apprennent pas à maîtriser leur frustration, trait si caractéristique des pervers narcissiques et autres personnalités immatures et capricieuses. Pour ce faire, ils n’hésitent pas à dénigrer leurs opposants, les humilier, les attaquer avec cruauté et malveillance, ou du moins inconsidération totale de leurs affects.
Conditionnement et apprentissage de la manipulation émotionnelle pour faire le buzz
Pour plaire davantage à ses followers, une sorte d’apprentissages aux attitudes à adopter est nécessaire. C’est ainsi que, grisées par le succès de leurs photos et autres publications bien orchestrées, les personnes franchissent parfois leurs propres limites, par exemple en divulguant leur intimité. Mais lorsque l’on abandonne ses principes, ne laisse-t-on pas tomber son humanité ? N’entrons-nous pas tout simplement dans la manipulation si l’objectif est de susciter des réactions spécifiques ? Par exemple, les posts de type “révélation des fragilités” ont le pouvoir de devenir particulièrement viraux. Ainsi, jouer sur la corde sensible de son audience en parlant d’un épisode de vie éprouvant peut s’avérer très lucratif, dès lors que les révélations sont un prétexte pour vanter les mérites d’un produit ou d’un service qui, du coup, rémunère ce genre de communication. N’est-ce pas là un cas d’empathie toxique ? Peut-on parler d’authenticité s’il y a une stratégie, qui plus est mercantile ?
La culture de la gagne, mais la gagne contre qui ?
Compétitivité, rendement, performance, progression, on gère aujourd’hui sa vie comme on gère une entreprise. Or, cette mentalité entrepreneuriale offre la part belle aux manipulateurs machiavéliques qui excellent dans les environnements concurrentiels.
Toujours mieux, toujours plus : se définir par ses réussites est-il sain ?
Notre société de la performance nous pousse à nous fixer des objectifs de croissance, y compris à niveau psychologique et parfois même chiffrés ! N’avez-vous jamais entendu parler de “check list” ou “to-do list” de type “10 habitudes à changer” ou “5 défis personnels à relever dans l’année” ? C’est ce que vise en tout cas la fameuse promesse de “développement personnel” qui, aujourd’hui, est heureusement remise en question. Nous devons sans cesse tendre à devenir “la meilleure version de nous-mêmes”, à progresser, à faire mieux qu’il y a 2 ans, 5 ans, 10 ans. Mais pour qu’il y ait croissance, il faut qu’il y ait déséquilibre. Et le bien-être n’est-il pas plutôt dans l’équilibre et l’apaisement ? Cette comparaison constante ne s’applique pas qu’à nous-mêmes, mais aussi à nos pairs, nos rivaux, nos détracteurs. Tout cela ramène à la validation externe de notre propre valeur. Celle-ci peut revêtir l’apparence d’un palmarès de nos réussites ou de la reconnaissance publique, ce qui, finalement, porte l’idée centrale du narcissisme, à savoir : “J’ai besoin de l’autre pour exister”.
Nuire pour réussir dans une société narcissique ?
Cette injonction à la réussite personnelle et à l’ascension sociale autorise donc implicitement un accomplissement aux dépens d’autrui. L’atteinte des objectifs individuels prime sur les valeurs de solidarité, de coopération, d’entraide et engendre des paradoxes. D’une part, pour susciter la reconnaissance (et par extension, l’amour des autres), je me permets de leur nuire ; et d’autre part, pour être meilleur que ce que j’étais, je dois renier une partie de moi que je n’aime plus, ce qui peut créer une dissociation délétère pour la santé mentale. À cela, nous pouvons ajouter les risques d’échec, de dévalorisation de soi, d’isolement social et de résurgence des conflits interpersonnels. Même pour les relations amoureuses, il est désormais recommandé par les coachs en tous genres de savoir détecter ce que l’autre veut pour mieux le lui donner dans une démarche purement stratégique, et non altruiste. Mais quid de l’authenticité et de la sincérité ? Ces valeurs n’ont décidément pas bonne presse. Et pourtant, c’est par celles-ci que l’on construit des relations de qualité durables, autant avec autrui qu’avec soi-même. Le souci, c’est qu’à l’ère de la réponse instantanée, toute problématique doit trouver sa solution rapide et efficace dans la minute. Plus personne ne sait penser à long terme. Le “lentement, mais sûrement” a été supplanté par le “résultats garantis et immédiats”, bien plus vendeur et qui ramène, une fois de plus, à l’incapacité à gérer la frustration. L’expérience de la co-construction de relations honnêtes sans savoir qu’elle en sera l’issue doit décidément être bien trop effrayante pour les narcissiques terrifiés par l’inconnu, comme un enfant craint le noir.
Notre société narcissique valorise, même à niveau politique, les profils populaires, charismatiques, offrant une image impeccable, une communication maîtrisée et affichant une culture de la gagne censée susciter l’admiration. Les médias participent très activement à cette glorification qui, pourtant, entretient un état d’esprit individualiste malsain. Ce contexte est particulièrement favorable aux pervers narcissiques qui y trouvent un terrain de prédation idéal. Fait plus inquiétant, il contribue également à forger des personnalités calculatrices et égoïstes qui, même si elles ne développent pas toutes le trait de la perversion, disposent néanmoins d’un pouvoir de nuisance considérablement dangereux pour les victimes.
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